Sauvignon blanc : la douceur est invincible
On connaît et on apprécie le sauvignon pour son côté incisif, sa tension affilée comme une lame, mais dans la catégorie des vins liquoreux aussi, le sauvignon a son mot à dire. Révélateurs de terroirs et illustrateurs de prouesses à la vigne comme dans la cave, les sauvignons doux expriment le caractère original de ce cépage tout terrain. Frédéric Galtier donne un aperçu de quatre aventures en Catalogne, dans le Sauternais, et plus loin au Chili et en Nouvelle-Zélande.
Llivia (Cerdagne) : un vin d’enclave et d’altitude
« On adore la Cerdagne et le sauvignon ». C’est Isaac Rigau qui parle. Avec Anna Baquès, ces deux œnologues catalans se sont installés à plus de 1 250 mètres d’altitude, en Cerdagne pyrénéenne, dans l’enclave de Llívia, à 15 km de Font Romeu. Le projet est la matérialisation d’un rêve et la fusion de deux passions : la viticulture et la montagne. Convaincus du potentiel de cette région où la production viticole est plutôt inédite, le Celler Llivins est le seul à vinifier en Cerdagne.
Né en 2011, le projet s’est matérialisé par la plantation de 2 400 ceps de sauvignon blanc sur une surface d’un peu moins d’un hectare. Le climat se caractérise par de nombreuses heures d’ensoleillement (on est à quelques kilomètres du four solaire de Mont-Louis) et par l’influence bénéfique et assainissante d’un vent de foehn. Ici, il n’y avait rien : ni cave ni vigne, un vrai défi dans cette région au climat très marqué et où la viticulture de montagne est souvent héroïque et capricieuse. Mais elle écrit aussi de belles histoires et donne naissance à des vins très expressifs du caractère profond du sauvignon et de la beauté âpre du paysage. Deux vins y sont élaborés : le Blanc de Neu (blanc de neige en catalan, un 100% sauvignon blanc sec) et le Blanc de Gel(blanc de glace en catalan, un vin de glace, lui aussi 100% sauvignon blanc).
« Nous avions déjà travaillé ce cépage dans le Garraf (sous-région maritime du Penedès, Barcelone), chez Can Ràfols dels Caus. Puis, nous avons voulu aller voir sur place, là où le sauvignon est une référence, en Nouvelle-Zélande et dans la Loire. C’est un cépage qui apprécie les contraintes thermiques et naturellement nous avons pensé à lui quand nous avons décidé de nous installer en Cerdagne », explique Isaac. Anna ajoute : « Nous adorons, en outre, les vins doux mais marqués par l’acidité. Je suis originaire de Sitges sur la côte, et avec le malvoisie nous obtenons des vins qui évoluent lentement et peuvent se garder pendant des années. C’est le modèle de vin qui nous inspire ».
La vigne est conduite en permaculture, une méthode qui encourage la collaboration avec la nature plutôt que la lutte contre elle. La vigne est plantée serrée, mais le palissage est aéré. La taille, quant à elle, est tardive afin d’éviter les pièges du climat, et la vigne est protégée par un filet anti-grêle : « Il nous rassure, un désastre est si vite arrivé. Il crée, en outre, une inertie thermique de 2 ou 3 degrés qui peuvent sauver le millésime. »
La cave, quant à elle, est petite, sa capacité atteignant à peine 40 hl. Son installation en 2017 au cœur même de la vigne a compliqué le projet : « Tout le monde pensait que nous nous installerions dans le village, mais pour produire un vin de glace, il faut être au plus près de la vigne. Nous nous évertuons à obtenir la meilleure matière végétale, ce n’est pas pour la maltraiter en cave ! » expliquent les deux œnologues.
Ce sont des vins risqués à produire et les aléas sont nombreux. La production, elle, est confidentielle : si la vigne donne 3 600 kilos de raisins pour le Blanc de Neu (sec), la production destinée au Blanc de Gel atteint difficilement les 400 kilos. Les rendements sont très bas, d’où une production de seulement 200 litres issus du millésime 2018. La concentration du moût découle de la congélation des raisins qui sont vendangés manuellement et de nuit. Le vin titre 15,3% pour 67 g de sucre résiduel et le résultat est bluffant de nuances et de concentration. Si le premier millésime commercialisé peinait à trouver et à exprimer son style, les 2018 (Neu et Gel) expriment parfaitement le cépage et ce terroir singulier. Une vraie réussite.
Errazuriz : un vin de montagne… et de vallée
Autre projet, autre dimension, mais défense identique des sauvignons issus de vendanges tardives. Viña Errazuriz, la célèbre cave chilienne, mise depuis plus de 25 ans sur ce style de vins. Le chef de cave adjoint, Pedro Contreras, explique : « Le sauvignon est un cépage qui exprime bien la diversité des millésimes et qui est prédisposé au développement du botrytis, quand les conditions climatiques y sont favorables. C’est un cépage qui dispose naturellement d’une excellente acidité naturelle et qui donne des vins équilibrés. »
Les raisins du Late Harvest Sauvignon Blanc proviennent de vignes plantées en 1992, situées dans la vallée de Casablanca. La région subit l’influence de vents frais océaniques dont l’action modère les températures pendant la période de maturation. La récolte est manuelle et la sélection est effectuée à la vigne en fonction de l’intensité de la présence du botrytis. Les grappes sont pressées entières afin d’obtenir une extraction propre et douce. « Nous encourageons une fermentation la plus lente possible, c’est indispensable pour favoriser le développement aromatique », ajoute Pedro. La plus grande difficulté ici repose sur le déploiement complet de la pourriture noble à la vigne, et cette condition varie tous les ans. Ensuite, 60% du moût est fermenté en cuves inox, tandis que le complément passe en barriques de chêne français de 2 vins. L’élevage sous bois durera quant à lui une dizaine de mois.
« Le passage en barrique est une décision technique fruit de l’expérience », commente l’œnologue. « Il apporte une plus grande complexité au nez et une rondeur optimale en bouche, qualités particulièrement intéressantes. » Vins de prouesse, surtout à la vigne où les risques s’accumulent, ils marquent le savoir-faire de la maison. Commercialisé en bouteilles de 50 cl aux alentours de 20-25 US$, le Late Harvest Sauvignon Blanc titre 12% pour 100g de sucres résiduels. Il se vend principalement en Angleterre, en Hollande, au Mexique, au Canada et… au Chili ! Sans oublier la Suède, puisque ce vin a été servi au dîner de gala des Prix Nobel 2017.
Clos Henri: From Sancerre to Marlborough
« Ici, on ne produit pas le Patience Late Harvest Sauvignon Blanc tous les ans, cela dépend du climat et du millésime ». Ces mots sont prononcés par Damien Yvon, le directeur du Clos Henri Vineyard, projet néo-zélandais de la famille sancerroise Henri Bourgeois. Il y eut certes des tentatives antérieures avec du sémillon, mais c’est avec le sauvignon que le résultat a été le plus concluant.
« Côté climat, nous avons de magnifiques étés indiens, et si les cyclones nous laissent tranquilles (ce qui ne fut pas le cas en 2017 et 2018, ndlr), l’année est propice à la production de ce sauvignon de vendanges tardives. » L’ensoleillement intense et les températures clémentes favorisent le contrôle du développement botrytique. Le « cool climate » de la vallée de Wairau, plus frais que celui du Sancerrois, permet de retenir fraîcheur et acidité.
Les vendanges sont manuelles, le tri est effectué sur pied et la production ne dépasse pas 15 hl à l’hectare. Côté cave, la simplicité est de rigueur. Le pressurage peut durer quatre heures. Le rythme est très lent, « c’est du goutte à goutte ! » et les rendements sont bas : si pour les vins secs, la tonne vendangée permet d’obtenir 770 litres de moûts, la production ne dépassera pas 450 litres pour le Patience Late Harvest Sauvignon Blanc.
« Les jus sortent troubles, ils sont indébourbables. On les clarifie par gravité un petit peu, puis on les place dans des barriques neuves pour la fermentation », ajoute l’œnologue. Les températures basses, l’abondance de sucre puis d’alcool font souffrir les levures et rendent possible une fermentation lente en barriques. C’est un gage de qualité pour ce type de vin qui trouve son équilibre aux alentours de 12,2 et 12,3% d’alcool pour 110g de sucres résiduels.
« Pour les vins secs, on se méfie de la barrique neuve, mais pour les doux, on en a besoin. Les barriques sont passées à la vapeur pour retirer les tannins les plus grossiers, mais c’est un vin tellement complexe que la barrique ne le marque pas, même pendant les 12 à 18 mois d’élevage ultérieurs ».
L’aspect purement commercial reste un souci pour ce profil de vin forcément onéreux. Viticulture risquée, voire acrobatique, c’est aussi l’expression d’un savoir-faire de la part de la cave, et un complément de gamme qui peut la différencier de la concurrence : « C’est une façon de casser l’image parfois un peu standardisée du sauvignon, un cépage qui peut être mal compris ou interprété alors qu’il est formidablement complexe et divers », confie Damien.
Ces vins sont vendus essentiellement à la propriété (en Nouvelle-Zélande, mais aussi en France, à Sancerre). On peut le trouver dans la restauration de haut de gamme où il est servi au verre : « C’est un vin tellement stable qu’il se conserve superbement bien, même quand la bouteille reste ouverte », conclut Damien.
Sauternes : à tout seigneur…
On le sait, Sauternes rime en -on : sémillon bien sûr mais aussi sauvignon. Le sauvignon participe à l’ADN de cette appellation de référence en matière de vins liquoreux, et dans une plus large mesure, à celui des vins blancs de Bordeaux.
« Certaines maisons misent plus sur le sauvignon que d’autres, et c’est notre cas au Château Giraud : la proportion de sauvignon blanc dans nos vins atteint 35% contre 5 à 10% chez nos concurrents », explique Luc Planty, le jeune directeur de ce 1er grand cru classé de Sauternes. « Nous avons entrepris un travail sur les clones de sauvignon, et nous opérons dans nos vignes une sélection massale, le but étant d’exacerber le terroir et de favoriser l’expression des vins sur toute la palette de l’acidité », poursuit-il. C’est ce qu’apporte le sauvignon, cette sensation acide qui est un facteur équilibrant quand les taux de sucres résiduels montent en flèche. « Cette sensation acide, cette tension, sont un peu la patte de la maison ! On aime ou on n’aime pas, c’est notre parti-pris » ajoute-t-il.
Le domaine compte 110 hectares de vignes dont 45-50 plantés en sauvignon blanc. Le vignoble est conduit en bio et en permaculture. Les vendanges manuelles ont lieu aux alentours du 10 septembre pour les vins secs et s’étendent jusqu’à la première quinzaine d’octobre pour les liquoreux. Du premier cru, 80 000 bouteilles sont élaborées et elles se commercialisent entre 50 et 70€ la bouteille de 75cl. Du Petit Guiraud, le second vin du Château, il s’en produit un peu moins (70 000 bouteilles), pour un prix situé entre 22 et 25€. Les principaux marchés sont l’Amérique du Nord, l’Asie (surtout la Chine) et l’Europe du Nord. Près de 10% de la production se vend au domaine.
Le parti pris qui remonte aux années 80 est souligné par les choix du vinificateur passionné par le sauvignon et sa capacité « d’illuminer » les vins de Sauternes. Depuis 2001, le Château Guiraud dispose de son propre conservatoire au sein de « l’Association des cépages blancs du bordelais » : ce projet, qui rassemble une quinzaine de caves de l’appellation, défend ce patrimoine naturel composé de plus de 70 souches de sauvignon blanc. Cette démarche permet d’entretenir la diversité dans les vignes et d’en garantir la pérennité.
« Dans le cadre de cet observatoire, nous assurons un suivi phénologique de la vigne et nous procédons à des micro-vinifications, qui alimentent une base de données. Celle-ci nous permet de prendre les décisions adéquates en amplifiant les expressions du terroir et en donnant un style original au vin », conclut Luc.
Une initiative à suivre et que nous détaillerons dans un autre article. Elle illustre la motivation de ces producteurs, certes éloignés géographiquement, mais qui partagent la même conviction selon laquelle les multiples talents du sauvignon blanc s’expriment aussi dans la catégorie des vins liquoreux. Ils éprouvent aussi le même souci de singulariser la production de ce cépage désormais mondialisé.