Les origines et la logique de développement du sauvignon blanc en Espagne
Peu de gens associent l’Espagne au sauvignon blanc. En réalité, il y a quelques années seulement, ceux qui pensaient que ce pays était capable de produire des vins blancs tranquilles de qualité n’étaient pas légion. Et Jusque dans les années 80, sans doute avaient-ils globalement raison. La majeure partie des vins blancs espagnols, à quelques exceptions notables près, étaient alors sans intérêt. La plupart des producteurs espagnols s’efforçaient d’améliorer rapidement le niveau qualitatif et la gamme des vins rouges qu’ils proposaient, préservant ainsi un patrimoine précieux, mais ils ne s’intéressaient pas ou n’étaient pas en mesure d’élaborer des vins blancs frais, susceptibles d’attirer les consommateurs.
L’Espagne a toujours cultivé beaucoup de cépages blancs. Jusqu’au début des années 2000, l’airén constituait la variété blanche la plus plantée au monde, notamment en raison des superficies très étendues dans la région de La Mancha. Néanmoins, la plupart de ces raisins servait à produire des vins pour la distillation et des pratiques d’assemblages plus ou moins reconnues. Des cépages blancs à caractère neutre, comme les merseguera, cayetana et beba, étaient destinés à la même utilisation. D’autres, comme le parellada et le xarel.lo se sont retrouvés dans le cava, tandis qu’en Galice, pays des vins blancs, une grande quantité de palomino, utilisé pour le Xérès, remplaçait les variétés autochtones à faible rendement. A Rueda, le palomino et le viura constituaient la majeure partie de l’encépagement en blanc, tandis que dans la Rioja, les vignobles plantés avec la variété aromatique malvasia et le garnacha blanca, faiblement productif, avaient quasiment disparu en raison de leur plus faible aptitude à supporter la vinification oxydative (et pour le malvasia, sa fragilité culturale).
Une nouvelle demande des consommateurs
A la fin du 20ème siècle, beaucoup de producteurs espagnols étaient conscients du fait qu’ils allaient devoir étendre leur portefeuille de produits pour y incorporer des vins blancs très qualitatifs et aromatiques afin de conserver leurs parts de marché. Cette prise de conscience a été impulsée, de façon déterminante, par les producteurs espagnols les plus performants et les plus importants, à savoir les grandes ‘bodegas’ de la Rioja. Ils se sont rendu compte que leur vins blancs classiques issus du cépage viura, avec des notes oxydatives, peu de fruit et de l’équilibre plus que de la fraîcheur, ne correspondaient pas à la demande des nouveaux consommateurs, en quête de vins blancs fruités, frais et aromatiques.
D’où le choix de trois axes de travail, chacun d’entre eux débouchant sur des types de vins novateurs – pour l’époque – qui ont rencontré le succès. Tout d’abord, les producteurs ont réfléchi aux pratiques œnologiques et au matériel végétal à la disposition des vignerons de la Rioja. L’objectif était d’adopter des méthodes de vinification plus réductrices, associées à la maîtrise des températures et, plus globalement, à une gestion plus soigneuse de la matière première. Parmi les meilleurs exemples de ce style figure le Placet des Bodegas Palacio Remondo, un 100% viura extrêmement élégant. D’autres ont expérimenté des assemblages de viura avec d’autres cépages, tels que le malvasia et le garnacha blanca, qui avaient quasiment disparu, et se sont focalisés sur l’expression du terroir. Parmi les exemples les plus éloquents de cette approche à l’heure actuelle, on peut citer le Contino blanc et le B de Basilio.
Le deuxième axe de travail consistait à aller chercher des cépages autochtones ailleurs en Espagne. Cette logique a conduit à l’entrée en fanfare du cépage albariño sur les marchés internationaux dans les années 80 et 90. Le succès rencontré par l’albariño de Rias Baixas englobe désormais le godello de Valdeorras et d’autres DO. La première vague d’investissement est venue des grandes bodegas situées hors région.
Emile Peynaud comme ambassadeur du sauvignon en Espagne
Enfin, la troisième piste visait à introduire les cépages internationaux qui tiraient si bien leur épingle du jeu sur le marché mondial. L’implantation du sauvignon blanc en Espagne correspond à un moment précis : 1974. Cette année, marquera donc, les quarante ans de présence (seulement) du sauvignon en Espagne. Lequel a bénéficié du meilleur ambassadeur qui soit : Emile Peynaud, connu pour son rôle dans le Bordelais. Cette implantation s’est faite à la demande de Francisco Hurtado de Amézaga, directeur de Marquès de Riscal. A l’époque, Peynaud œnologue conseil auprès de la cave a accepté de relever le défi : chercher un vin blanc d’une qualité équivalente aux rouges élaborés par Riscal. Ayant écarté le viura dans la Rioja, il a été invité à visiter Rueda où il s’est rendu compte du potentiel qualitatif de cette région. Celle-ci était alors en période de marasme et produisait surtout des vins blancs relativement oxydatifs, entre le vin de Xérès et le rancio.
Peynaud n’était pas entièrement convaincu du potentiel du verdejo, le cépage autochtone de Rueda, le trouvant assez rustique et manquant d’arômes. Il a recommandé la plantation de sauvignon afin d’apporter de l’élégance et une dimension aromatique aux vins. Plus important encore, Riscal et Peynaud ont introduit des techniques culturales et des méthodes de vinification modernes dans la région, engendrant un succès commercial quasi-immédiat.
Torres a également été pionnier
Le secteur vitivinicole espagnol était à cette époque en pleine mutation et le succès rencontré par le sauvignon de Riscal a fait des émules avec le cépage verdejo. Celui-ci était, au final, mieux adapté que ne le pensait Emile Peynaud. Par conséquent, même si de nouvelles plantations de sauvignon ont eu lieu pendant une certaine période, c’est bien le verdejo qui a connu une véritable percée à Rueda. Cela s’explique par des améliorations qualitatives et une meilleure acceptation du verdejo par les consommateurs espagnols, au départ à Madrid, non loin de la région de production, puis sur les marchés internationaux.
Avant de poursuivre sur Rueda, l’autre grand pionnier du sauvignon blanc en Espagne mérite d’être cité : il s’agit de Torres, dans le Penedès en Catalogne. Après avoir réussi à implanter le cabernet-sauvignon, le merlot, le chardonnay et d’autres cépages, Miguel Torres a trouvé à Finca Fransola un endroit idéal pour cultiver le sauvignon blanc, qu’il comptait élaborer dans le style américain alors très apprécié, le Fumé blanc. Par la suite, le vin a développé une personnalité catalane facilement reconnaissable, d’un haut niveau qualitatif avec, jusqu’à il y a cinq ans, peu d’émules. Aucune carte mondiale de sauvignon de haut de gamme ne peut faire l’impasse sur le terroir minuscule (25 ha) de Fransola.
Rueda : une augmentation des superficies à prévoir ?
Malgré le fait que Rueda offre des conditions climatiques et des sols d’un excellent potentiel pour cultiver un sauvignon de haut niveau qualitatif, les plantations de ce cépage n’ont jamais dépassé 700 hectares. Une douzaine de producteurs commercialisent un 100% sauvignon, mais tous vendent des volumes bien plus importants de verdejo ou d’assemblages à base de celui-ci. Néanmoins, le sauvignon joue un rôle primordial dans la région. Ainsi, je prédis une augmentation des superficies à l’avenir, en dépit des contraintes culturales, énumérées plus loin.
Trois pistes ont été explorées : l’élaboration des sauvignons fruités d’entrée de gamme, des vins personnalisés, et de plus en plus, des assemblages de sauvignon et de verdejo.
Les vins à base de sauvignon rivalisent difficilement avec le verdejo car l’effet millésime y est plus prononcé et le créneau des vendanges est plus étroit. Sachant que le premier est souvent ramassé avant le second, souvent au mois d’août, et qu’il n’existe pas d’avantage tarifaire net en faveur du sauvignon, on peut facilement comprendre la raison pour laquelle on aurait tendance à lui préférer le verdejo à Rueda. Il n’empêche que les bonnes années, les vins issus de sauvignon ont tendance à être plus frais et plus élégants que bon nombre de vins à base de verdejo. Etant donné qu’ils se vendent à des prix semblables aux verdejo qualitatifs, les choisir n’est pas dénué d’intérêt.
Parmi les vins plus personnalisés, ceux qui sont vinifiés en barrique restent encore rares et ont été lancés par Riscal avec sa Reserva Limousin, ciblant un marché de niche. La dernière spécialité en date est celle de Sanz avec sa Finca La Colina, une cuvée issue d’une sélection parcellaire, dont le potentiel qualitatif est très élevé.
Le verdejo, lorsqu’il est bien élaboré à partir de vignes qualitatives, est unique en son genre. En revanche, bon nombre de vins d’entrée de gamme manquent de précision aromatique et de fraîcheur. Une proportion relativement faible de sauvignon dans les assemblages apporte des thiols et une bonne acidité naturelle, créant ainsi des assemblages plus intéressants. Les vins peuvent être commercialisés sous le nom de verdejo, à condition que la part de sauvignon ne dépasse pas 15%. Une quantité importante de sauvignon pourrait bien être commercialisée de cette façon.
Catalogne : certains terroirs particuliers adaptés au sauvignon
Le sauvignon représente, à n’en pas douter, un cépage original en Catalogne. Le climat méditerranéen sur une grande partie de la région n’est pas totalement adaptée au cépage, mais la topographie montagneuse permet d’identifier quelques bons terroirs xomme Fransola en raison de son climat continental, son altitude et son exposition nord. D’autres producteurs ont consacré beaucoup d’efforts au sauvignon, en sélectionnant des terroirs appropriés, et certains d’entre eux ont réussi. Gramona, connu pour ses cavas, fait partie des plus remarquables, mais il faut également citer Albet i Noya et Tayaimgut dans le Penedès, Castillo de Perelada, Roura, Espelt, Castell del Remei et Lagravera dans d’autres DO catalanes.
Le sauvignon est souvent assemblé avec des cépages autochtones comme le picapoll, le garnacha blanca et le muscat, de même qu’avec des cépages internationaux tels que le chardonnay.
Ailleurs en Espagne
Selon l’Eurostat, en 2009 – dernière année pour laquelle des chiffres sont disponibles (la prochaine mise à jour est attendue pour 2015) – il existait 4 011 hectares de sauvignon blanc en Espagne. Certes, cette superficie est peu importante, mais elle représente néanmoins une forte augmentation par rapport aux 467 ha cultivés en 1999.
Seuls 625 ha étaient cultivés en Castille-et-Léon, où se trouve Rueda, et une superficie respectable de 302 ha en Catalogne. La plupart des autres superficies se trouvaient en Castille-La Manche.
Quasiment tous les vignobles de sauvignon blanc dans cette région suivent la même logique : une gestion très technique du vignoble, une irrigation au goutte-à-goutte, une mécanisation et un suivi très poussé des vignes. L’altitude et le climat continental qui caractérisent La Mancha, ainsi que les importants écarts de températures diurnes et nocturnes qui en résultent, compensent une latitude basse. Les raisins doivent être cueillis vers la fin du mois d’août et le créneau pour ramasser des raisins bien mûrs avec une acidité suffisante, est très étroit. Les rendements ont tendance à être élevés, de l’ordre de ceux de la Nouvelle-Zélande.
J’ai parlé avec quelques producteurs dans la région et ils sont extrêmement optimistes quant à l’avenir de leur sauvignon sur les marchés mondiaux. Ils se rendent compte qu’à La Mancha, le sauvignon reste plus frais que le verdejo, dont les superficies sont également importantes, et ils visent à élaborer des vins qui ne sont pas particulièrement complexes, mais qui présentent une bonne précision aromatique et une matière suave et fraîche. Leurs caves sont très bien équipées et leurs techniciens viticoles sont bien formés, en Espagne et à l’étranger.
Le rapport qualité-prix imbattable du sauvignon de La Mancha
Je ne serais pas surpris si, au cours des années à venir, une vague de sauvignon blanc de La Mancha déferlait sur les supermarchés à des rapports qualité-prix imbattables. En revanche, je ne pense pas que beaucoup de sauvignon blanc provenant de cette région correspondent à des vins de terroir. Des vins comme Verum, Pago del Vicario, Finca La Estacada, Iniesta et Bodegas Almanseñas représentent les sauvignons les plus qualitatifs que j’ai dégustés en provenance de cette région.
Valence mérite également d’être mentionnée, notamment en raison d’un vin très étonnant : Impromptu, élaboré par Bodegas Hispano-Suizas à Utiel-Requena. Ce vin, avec son expression nette et fruitée, bien mise en avant par une fermentation en barrique, se voit attribuer des prix année après année. Murviedro élabore aussi un sauvignon honorable dans la région.
Le sauvignon blanc figure dans un nombre croissant de vins dans beaucoup d’autres régions d’Espagne, ce qui me fait dire que lors de la prochaine enquête consacrée à l’implantation du sauvignon en Espagne, la croissance des superficies sera remarquable. Des régions improbables comme Binissalem (Majorque), Ribera del Guadiana (Estrémadure), Jumilla et Alicante commercialisent des vins contenant du sauvignon.
En 2007, la Rioja a décidé d’inclure le sauvignon blanc dans sa liste de cépages recommandés. Cette décision a provoqué beaucoup de commentaires, parce que jusque-là, le sauvignon n’avait pas été planté dans la région. Alors même que d’autres cépages ayant une longue tradition dans la région comme le cabernet-sauvignon, sont toujours interdits. Jusqu’à présent, seules de très faibles superficies ont été plantées avec du sauvignon. A ma connaissance, le Lealtanza est le seul vin 100% sauvignon blanc provenant de la Rioja, mais d’autres producteurs comme Remelluri, l’incorporent dans leurs assemblages de blancs qualitatifs. Peut-être qu’un jour, ne sait-on jamais, quelqu’un dira que Peynaud et Riscal auraient dû rester dans la Rioja pour planter du sauvignon, et que l’histoire serait partie de là. Si c’était à refaire, je pense que je les encouragerais – ce serait sans doute une expérience intéressante.