L’effet millesime illustration en Sancerre Blanc
Le climat général imprime un style d’ensemble aux vins produits dans une région déterminée. Mais, les variations annuelles influencent aussi les caractéristiques organoleptiques : des différences plus ou moins subtiles donnent une personnalité à chaque millésime, sans que la trame de fond soit altérée. Cette étude vise à mieux connaître, pour les Sancerre blancs, ce qu’on appelle ainsi l’effet millésime.
Par Bertrand Daulny – SICAVAC – Centre Loire
Influence du climat sur la composition des raisins et des vins
1/ La température
La température a une influence déterminante sur l’équilibre des sucres et des acides. Plus elle est élevée, plus la synthèse des sucres est importante, jusqu’à un maximum au-delà duquel un stress hydrique excessif peut entraîner des blocages de photosynthèse et plus l’acide malique est dégradé accélérant ainsi la diminution de l’acidité. Les arômes végétaux apportés par les méthoxypyrazines (poivron vert, pois, …) sont favorisés par des températures basses. Des températures plus chaudes, sans être excessives au point d’engendrer un fort stree hydrique, accroissent la production de thiols (buis, bourgeon de cassis, agrumes, fruits exotiques, …).
De nombreux indices destinés à caractériser les climats viticoles sont basés sur les températures. L’un des plus utilisés est l’indice héliothermique de HUGLIN.
2/ La pluviométrie
La pluviométrie a des conséquences sur le grossissement des baies. Des précipitations importantes entraînent une dilution des sucres et des acides dans la baie. Elles peuvent également être un facteur d’augmentation de la vigueur, se traduisant par plus d’acidité et des arômes plus végétaux. Une forte alimentation en eau enrichit le raisin en potassium, ce qui augmente les pH.
3/ Le régime hydrique
La luminosité et le rayonnement UV interviennent sur les arômes en favorisant la dégradation des pyrazines et la formation des thiols, des norisoprénoïdes (arômes fruités) et des terpènes (arômes muscatés).
Effet parcelle et effet millesime
Nous avons évalué l’importance relative de l’effet millésime (climat annuel) et de l’effet parcelle (sol, exposition principalement), sur trois parcelles pendant trois années, par le dosage des thiols variétaux, 4-mercapto-4-méthylpentan-2-one (4MMP) à l’odeur de buis et de genêt, 3-mercaptohexane-1-ol (3MH) à l’odeur de pamplemousse et de fruit de la passion, acétate de 3-mercaptohexyle (A3MH) à l’odeur de buis et de la 2-méthoxy-3-isobutylpyrazine (IBMP) qui communique des odeurs végétales évoquant le poivron vert et le pois. Les analyses de variance sur les résultats (Tableau 1) montrent que les parcelles ne se distinguent pour aucune molécule aromatique, alors qu’il y a des différences significatives entre les millésimes pour l’IBMP, le 3MH et la 4MMP. Il en résulte que l’effet millésime a été supérieur à l’effet parcelle, ce qui va dans le même sens que plusieurs études rapportées dans la littérature.
Méthologie de l’étude
L’étude concerne les 26 millésimes de 1987 à 2012.
Le climat de chaque année a été caractérisé par les moyennes journalières de la température (T) et de l’évapotranspiration potentielle (ETP), la pluviométrie totale (pp) pour chacune des 3 grandes périodes de formation du raisin : inflorescence du débourrement à la nouaison (DN), grappe herbacée de la nouaison à la véraison (NV), fruit de la véraison à la maturité (VM), soit 9 paramètres (Tableau 2). L’indice de Huglin (IH) annuel a également été pris en compte.
La maturité technologique des raisins est évaluée d’après les teneurs moyennes en sucres (S) et en acidité totale (AT), obtenues à la veille des vendanges sur les parcelles du réseau maturation de l’appellation Sancerre.
Les vins ont été dégustés en février 2013, sur deux jours. Trois à cinq cuvées de chaque millésime, soit 82 échantillons, ont été dégustées par un collège de professionnels habitués à la dégustation des Sancerre blancs. Le descriptif de chaque vin était libre. Un compte-rendu de synthèse a été rédigé collectivement au fur et à mesure de la dégustation. De plus il a été fait appel à la mémoire des dégustateurs pour la caractérisation des vins jeunes sur les millésimes anciens.
La maturité technologique des raisins est évaluée d’après les teneurs moyennes en sucres (S) et en acidité totale (AT), obtenues à la veille des vendanges sur les parcelles du réseau maturation de l’appellation Sancerre.
Les vins ont été dégustés en février 2013, sur deux jours. Trois à cinq cuvées de chaque millésime, soit 82 échantillons, ont été dégustés par un collège de professionnels habitués à la dégustation des Sancerre blancs. Le descriptif de chaque vin était libre. Un compte-rendu de synthèse a été rédigé collectivement au fur et à mesure de la dégustation. De plus il a été fait appel à la mémoire des dégustateurs pour la caractérisation des vins jeunes sur les millésimes anciens.
Résultats
1/ Climat et composition des raisins
Les données climatiques et de composition du raisin ont été traitées en Analyses en
Composantes Principales (Figure 1).
L’axe 1 (horizontal) représente les conditions climatiques générales du millésime :
– Température globale (IH).
– ETP pour chacune des trois périodes du cycle des raisins.
– Température et le régime hydrique, pendant la période de maturation du raisin (VM).
Plus les valeurs sont placées vers la droite sur cet axe 1, plus les années sont globalement chaudes et sèches, notamment en VM. Inversement, plus les valeurs sont placées vers la gauche, plus les années sont globalement froides et plus elles sont humides en VM.
La teneur en sucres et l’acidité totale c’est-à-dire la maturité technologique des moûts sont aussi liées à l’axe 1. Le poids de l’acidité totale sur cet axe est plus
important que celui des sucres. En effet, les sucres dépendent d’autres facteurs et en particulier du rendement.
L’axe 2 (vertical) représente le déséquilibre climatique de DN et NV : plus on va vers ses extrémités, plus les conditions de température et d’humidité de ces périodes sont contrastées et s’écartent des normales. Plus les valeurs sont vers le bas de cet axe, plus en DN les températures sont élevées, l’ETP forte et les précipitations faibles, alors qu’au contraire, la période NV est froide et plutôt pluvieuse. Ces conditions correspondent aux années à début de cycle végétatif rapide, à floraison précoce puis à période NV froide et à période VM assez longue. Inversement, plus les valeurs se rapprochent du haut de l’axe 2, plus le climat est défavorable à la croissance de la vigne en début de cycle végétatif : la période DN est longue, la floraison est relativement tardive. Par contre, la période NV est chaude, sèche et courte.
2/ Caractères organoleptiques, les groupes de millésimes
L’analyse statistique en composantes principales (ACP) réalisée sur les données chiffrées (météorologie, composition des moûts en sucres et acidité totale) et les caractères organoleptiques décrits par le groupe de dégustateurs permettent de distinguer cinq groupes de millésimes (Figure 1).
2.1. Groupe 1 : millésimes solaires (1989, 1990, 2003, 2006, 2009)
Ce sont des années chaudes et sèches, surtout à partir de la nouaison. Les moûts sont riches en sucres et leurs acidités totales sont basses.
Les arômes sont dominés par les notes de fruits mûrs, de marmelade. Celles-ci peuvent être complétées par des nuances florales (1989, 2006), de fruits surmûris (1990, 2003) ou, plus rarement, par une touche végétale qui apporte de la fraîcheur (2006, 2009). Puissants en bouche, ces vins montrent une structure ronde et grasse. La sucrosité est forte et parfois un côté alcooleux ressort (certaines cuvées de 2003 et 2009).
Dans leurs premiers mois, ils peuvent paraître évolués prématurément mais ils restent stables et donc conservent leurs caractères de jeunesse pendant longtemps. Au vieillissement, leur évolution remarquablement lente se rapproche de celle des vins liquoreux. Au débouchage, on trouve quelques notes de type réducteur (pointe de truffe fugace), sauf pour les millésimes les plus chauds et secs (1990, 2003). Mais ce sont les arômes de type oxydatif qui l’emportent : fruits confits, fruits cuits, coing, miel. La plénitude et la richesse en bouche se développent.
2.2. Groupe 2 : millésimes d’attente (1993, 1994, 2001)
Ces millésimes sont globalement froids. La pluviométrie est forte, notamment pendant la maturation. L’ETP est faible toute l’année. Les teneurs en sucres des moûts sont basses et les acidités totales élevées.
Jeunes, ces vins sont austères, nerveux ; leur sucrosité est faible et ils sont marqués par une acidité malique sévère, parfois excessive. Les arômes expriment des notes végétales prononcées, du floral et des touches de fruits frais (agrumes).
Ils vieillissent très lentement et très bien, acquérant finesse et complexité au nez comme en bouche. Ils remontent dans la hiérarchie au fil des années. On peut les considérer comme de véritables vins de garde. De puissants arômes de type réducteur se forment : odeurs de truffe et d’asperge. Ces nuances peuvent persister plusieurs heures après le débouchage. Ensuite, des arômes de type oxydatif apparaissent (fruits mûrs, fruits confits, miel). En bouche, ces vins prennent de la rondeur et de la plénitude, tout en conservant leur vivacité et leur fraîcheur typique des vins de Loire.
1993 et 2001 sont remarquables sur tous les plans, tandis que 1994, moins présent en bouche, montre une évolution aromatique étonnante par l’intensité de ses notes réductrices.
2.3. Groupe 3 : millésimes contrastés précoces (2004, 2007, 2011)
Les températures annuelles sont globalement dans les normales, mais le contraste est important entre DN qui est chaude et sèche et NV qui est froide et humide.
Les teneurs en sucres et les acidités totales ne s’écartent pas significativement de la moyenne. Jeunes, les vins expriment une belle palette olfactive : le floral, le fruité frais et le végétal sont perceptibles et, selon l’origine, l’un ou l’autre domine. En bouche, ils sont frais et fermes, même lorsque l’acidité totale est peu élevée.
Ils se tiennent bien au cours de la conservation. Des arômes réducteurs se dégagent parfois à l’ouverture de la bouteille. Mais ce sont surtout les notes de type oxydatif qui les caractérisent (miel, raisins secs). La bouche prend de la souplesse ; elle se termine sur de la vivacité et parfois une pointe d’amertume. 2007 est bien représentatif de ce groupe.
2.4. Groupe 4 : millésimes contrastés normaux (1991, 1995, 1999, 2012)
La pluviométrie ainsi que les températures de l’année (IH) sont globalement normales.
Comme pour le groupe 3, le contraste entre les périodes végétatives est important mais il est inversé : DN est froide et plutôt humide alors que NV est chaude et plutôt sèche.
Les teneurs en sucres et les acidités totales ne s’écartent pas significativement de la moyenne.
Les vins jeunes montrent beaucoup de finesse. Les arômes sont à dominante florale et fruits frais ; des touches végétales d’intensité variable peuvent rehausser la complexité, sans déséquilibrer le nez. Dès les premiers mois, l’harmonie entre la sucrosité et l’acidité rend la bouche tendre et pleine.
L’évolution est très favorable, à tendance réductrice marquée : notes de truffe surtout mais aussi d’asperge. L’aération dévoile des nuances oxydatives : miel, fruits confits, liqueur d’orange, coing. La fraîcheur olfactive et gustative, la densité et l’élégance sont bien préservées.
Aujourd’hui, 1995 et 1999 sont les plus complets, avec les arômes les plus harmonieux, 1995 montrant le plus de concentration.
2.5. Groupe 5 : grands millésimes d’équilibre (1987, 1988, 1992, 1996, 1997, 1998, 2000, 2002, 2005, 2008, 2010)
Pour tous les paramètres météorologiques, température, précipitations, ETP, ainsi que pour la composition des raisins en sucres et acidité totale, les valeurs sont globalement proches des moyennes générales. Statistiquement, aucun paramètre ne se distingue. Ce sont des années sans excès climatiques. Les moyennes des températures et des précipitations sont bien réparties sur tout le cycle végétatif. De la nouaison à la maturité, le climat est un peu plus frais par rapport aux normales, mais sans différence significative.
Jeunes, les vins présentent de jolis arômes où le végétal s’affirme nettement au milieu des nuances florales et de fruits frais. La bouche est sur un équilibre acide, soutenue par de la vivacité, une tension appuyée qui tend à dominer la sucrosité.
Leur tenue et leur évolution au vieillissement sont excellentes. Ce sont de grands millésimes, aux arômes riches et très harmonieux en bouche. Ils gardent beaucoup de fraîcheur et prennent de la complexité. Les arômes réducteurs, puissants et de grande finesse, sont dominés par des nuances de truffe blanche persistantes, complétées de notes d’asperges. Ils nécessitent souvent une aération prolongée de plusieurs heures avant de laisser s’exprimer les odeurs oxydatives (fruits confits, miel). La bouche prend de l’ampleur, du gras et de la longueur, tout en conservant sa vivacité.
1996, 1997, 1998, 2002, 2005, 2008 sont actuellement des millésimes exceptionnels dans cette catégorie.
Discussion
1/ Les vins jeunes
Plus les températures sont élevées pendant l’année et en particulier en VM (Figure 1, axe 1), plus les notes végétales s’estompent pour, peu à peu, n’être perçues qu’indirectement en communiquant de la fraîcheur. Le nez est alors dominé par les nuances florales et fruitées où interviennent les thiols. Sous des températures plus fortes encore, la proportion d’arômes thiolés décline. Les terpènes peuvent prendre une part prépondérante, participer aux notes de fruits très mûrs à surmûris et même donner une touche muscatée.
En bouche, dans ces mêmes conditions d’augmentation des températures, on passe des vins à acidité sévère à ceux à forte sucrosité.
2/ Le vieillissement des vins
Au cours du vieillissement, l’axe horizontal de la figure 1 caractérise l’équilibre d’oxydoréduction des arômes.
Plus on se déplace vers la gauche, plus le type réducteur (truffe, asperge) domine et est persistant après aération. Les millésimes où l’arôme de truffe s’avère le plus puissant sont ceux où l’ETP est faible en VM. Dans les Sancerre dégustés, ces arômes interviennent à partir de 24 à 36 mois; ils commençaient à être perceptibles dans les 2010 dégustés en février 2013.
Au contraire, plus on va vers la droite sur l’axe horizontal, plus le type oxydatif (fruits confits, miel) domine. Quand on se déplace de la gauche vers la droite sur l’axe horizontal, les notes réductrices s’estompent de plus en plus vite après aération, jusqu’à être quasi inexistantes pour les millésimes 1990 et 2003. Après leur disparition, on trouve toujours des arômes oxydatifs qu’elles masquent d’autant plus que leur intensité est importante.
Les différences d’équilibre entre le goût sucré et le goût acide constatées pour les vins jeunes sur cet axe horizontal se retrouvent mais de façon atténuée. Plus les vins sont acides dans leur jeunesse, comme par exemple 1993 et 2001, plus ils prennent du gras. Les millésimes à la sucrosité dominante au départ (1990, 2003) conservent un équilibre correct : ils ne deviennent pas lourds, probablement parce que certains constituants compensent l’augmentation de la sucrosité ; l’alcool par son côté brûlant pourrait intervenir.
3/ Remarque : influence de facteurs climatiques particuliers
Cette étude est basée sur les paramètres climatiques essentiels -températures, précipitations et évapotranspiration potentielle- qui influencent la vigne du débourrement au début des vendanges. D’autres facteurs peuvent parfois participer au style des vins, en particulier des excès ou des accidents climatiques, par exemple : gelée de printemps (1991), fortes précipitations avant ou pendant les vendanges (1992), canicule (2003), dégradation de l’état sanitaire (2004).
Cette étude confirme la grande diversité d’expressions et d’évolutions des Sancerre blancs selon le climat annuel. Tous les vins dégustés, y compris les plus âgés et ceux de moindre notoriété, ont révélé de bonnes qualités. Le niveau de l’appellation était respecté ; même si certains étaient sur le déclin, aucun des 26 millésimes n’avait passé la limite acceptable pour la consommation. La description organoleptique de chaque millésime a permis de préciser l’influence du climat de l’année sur les caractéristiques des vins et leur potentiel d’évolution. De plus, à partir des données climatiques du cycle végétatif qui sont connues dès le début des vendanges, il devient ainsi possible de prévoir le style des vins de l’année et d’anticiper leur devenir.