La Californie, berceau du sauvignon blanc du Nouveau Monde
Peu de gens savent que l’histoire et l’évolution du sauvignon blanc américain ont joué un rôle clé dans le développement de ce cépage au cours des cinquante dernières années dans tout le Nouveau Monde. Même s’il est cultivé dans plusieurs états, sa production aux Etats-Unis se concentre essentiellement dans les régions les plus chaudes de la Californie et celles, plus fraîches, de l’Oregon et de Washington. Cette division « Nord-Sud » correspond, peu ou prou, aux divergences de style entre Bordeaux, et son climat relativement chaud, et les vins de la Vallée de la Loire, caractérisés par un climat plus frais. Actuellement, la Californie – qui compte au moins 240 producteurs – domine la production américaine.
Cela peut nous paraître curieux à l’heure actuelle, mais le sauvignon blanc n’avait pas d’existence réelle avant l’introduction des vins de cépage dans les années 1960 par les Californiens. Avant cette date, les vins portaient des mentions « génériques », faisant allusion à un style de vin : le Chablis, le White Burgundy, le Claret, le Port et le Sherry. Quant au sauvignon blanc, son utilisation se limitait à l’élaboration de vins doux californiens, estampillés « Sauternes ». Même si les Américains consommaient des vins blancs de Bordeaux et des vins ligériens de Sancerre et de Pouilly fumé, il n’existait pas à cette époque-là de sauvignon blanc californien d’un style comparable. Par ailleurs, en France comme ailleurs, le nom du cépage était très peu connu, les consommateurs n’étant habitués qu’au style de vin qu’il engendrait.
La Californie « invente » le sauvignon blanc
La création du ‘Fumé blanc’ par Robert Mondavi – dont l’histoire est bien connue – et son évolution au cours des quarante dernières années reflètent globalement le développement du sauvignon blanc boisé, non seulement en Californie, mais dans le monde entier.
« Robert Mondavi avait un faible pour le sauvignon blanc réminiscence de l’époque où il était œnologue chez Charles Krug dans les années 1930 », raconte Richard Arnold, chef de cave chez Mondavi. Ainsi, lorsque Mondavi a inauguré sa première cave en 1966 à To Kalon dans la Napa Valley, il a planté une parcelle de sauvignon (« T Block ») près d’une vigne implantée en 1945 (I Block). Cette dernière qui est aujourd’hui la parcelle de sauvignon la plus ancienne des Etats-Unis, proviendrait d’un vignoble de Mendocino datant des années 1940. On ignore si ces vignes ont un lien direct avec des boutures prélevées au Château d’Yquem et importées aux Etats-Unis dans les années 1880 par Charles Wetmore de Cresta Blanca. Entre parenthèses, ces premières boutures ont donné le clone californien standard FPS 01, qui s’est largement répandu en Californie et dans toute la Nouvelle-Zélande.
S’inspirant du succès rencontré avec ses vins de cépage 100% chardonnay et cabernet-sauvignon, Mondavi s’est lancé dans la production d’un 100% sauvignon blanc sec. Contre toute attente, cette initiative a échoué car la plupart des Américains n’appréciaient pas ses arômes herbacés ni son acidité mordante.
Après réflexion, Mondavi a imaginé la solution suivante : vinifier du sauvignon blanc en cuves inox puis l’élever en barrique, masquant ainsi toute note herbacée, tout en y associant un bâtonnage des lies pour créer une sensation plus crémeuse en bouche. Fruit d’un tour de force marketing, ce nouveau vin a été baptisé « Fumé Blanc », faisant allusion à la fois au Pouilly Fumé et aux caractères grillés du bois. Son succès ne s’est pas fait attendre. Ce style de sauvignon plus acidulé et sur le fruit, rappelant le chardonnay, est devenu un modèle pour l’élaboration de vins de type « Fumé Blanc » à travers l’Amérique, l’Australasie, l’Afrique du Sud, et enfin l’Europe où il a eu pour effet, là aussi, d’exacerber la fraîcheur des vins.
L’évolution des vins chez Mondavi s’est faite de manière empirique et méthodique. Des expériences avec la fermentation en barrique ont débuté en 1974 et l’importance de ce procédé s’est accrue au fil des ans. A telle enseigne que, dans les années 1980, 100% des vins étaient fermentés en barrique avec un développement concomitant du pourcentage de bois neuf, de l’utilisation plus sophistiquée de l’élevage sur lies et du bâtonnage, et de l’introduction de la vinification en grappes entières.
Un nouveau style émerge
A la fin des années 1990, le style de vin se rapprochait trop du chardonnay. Ainsi, au sauvignon est venu s’ajouter du sémillon, dans des proportions de l’ordre de 5 à 8%, conférant aux vins une touche bordelaise. La fraîcheur a été renforcée par l’adjonction prématurée de SO2 afin de préserver le fruit, tandis que l’influence du bois neuf a été diminuée. Ce dernier ne représente plus que 6% dans le Napa Valley Fumé classique de chez Mondavi, et environ 30% pour sa cuvée Reserve.
En parallèle, des modifications ont été apportées aux pratiques culturales, au profit de l’amélioration qualitative de la matière première. Mais surtout, une évolution globale en faveur de styles plus terroités s’est manifestée. Initialement, les raisins destinés au Fumé Blanc de la Napa Valley chez Mondavi provenaient exclusivement de la parcelle To Kalon. L’augmentation de la demande a nécessité l’extension de la superficie du vignoble en direction des vignes d’Oakville et de Woppa Ranch. Après la mise en place de la dénomination Napa Valley en 1981 et celle de la sous-région Oakville en 1995, deux nouveaux styles de Fumé à caractère régional ont été créés, et cohabitent désormais avec les sélections parcellaires issues des vieilles vignes de To Kalon « T Block » et de celles, encore plus anciennes, de la « I Block ». Cette nouvelle orientation vers une hiérarchie de type « village », « premier cru » et « grand cru » caractérise d’autres producteurs californiens, au fur et à mesure qu’ils découvrent les différences exprimées par le terroir.
Parmi les facteurs ayant eu une influence capitale sur le développement du sauvignon aux Etats-Unis, citons la crise du phylloxera qui a touché le vignoble californien au cours de ces dernières années. Entre 1960 et 1980, les Californiens ont planté des vignes sur des porte-greffes supposés résistants au phylloxera (AxRI). Or, il s’est avéré que ce n’était pas le cas, ce qui a entraîné à terme l’arrachage massif de vignes. Cette restructuration a eu l’avantage d’obliger les Californiens à sélectionner à la fois des terroirs plus adaptés au sauvignon et de meilleurs clones. En découlent, une amélioration significative de la qualité des vins – en termes d’arômes, de profil gustatif et de structure – et une expression plus fidèle du terroir. Par ailleurs, certains producteurs ont implanté le clone « sauvignon musqué », apprécié pour ses arômes et ses saveurs typiques du muscat, avec à la clé, une évolution du style des vins.
Ce profil de Fumé Blanc, devenu aujourd’hui classique et caractéristique d’un climat chaud, se décline en de multiples variantes à Napa et dans les régions les plus chaudes de la Californie. D’une façon générale, il apporte une dimension plus mûre aux notes herbacées, aux arômes de groseille à maquereaux/agrumes et à la fraîcheur acidulée caractéristiques du sauvignon, les transformant en expressions plus fraîches de type haricot/petit pois et fruits du verger, accompagnés d’une texture plus ample, plus riche et d’une acidité plus tendre.
Au-delà du Fumé californien
Cependant, il existe des exceptions à la règle. A proximité de la baie de San Francisco, sur les plaines plus fraîches et plus ventées de Carneros, ou dans les régions plus exposées, plus froides encore de Sonoma, Russian River, Anderson Valley et Santa Cruz, qui sont soumises à l’influence des brumes et de l’océan, on retrouve plus fréquemment des profils de vins plus acidulés, plus légers, plus frais, plus linéaires et sur la pureté du fruit. Pour préserver et rehausser ces caractéristiques, les vignerons ont moins souvent recours au bois, surtout au bois neuf, qu’aux cuves en inox. Pour se démarquer du style « Fumé », ces vins portent la mention spécifique du cépage.
Les autres styles de sauvignon blanc américain
Pour trouver des profils de vins encore plus tranchés, il faut chercher bien plus au nord de la Californie, dans l’Oregon et l’Etat de Washington, où le climat frais s’apparente davantage à celui de la Vallée de la Loire.
Située sur le 45ème parallèle, la Willamette Valley dans l’Oregon est devenue une région viticole dans les années 1960. En effet, son climat océanique – sensiblement plus frais et plus humide que celui de la Californie – a été sélectionné pour la culture du pinot noir. Dans les années 1960 et 1970, le sauvignon blanc a été planté à grande échelle car il permettait d’élaborer des vins simples, à boire immédiatement, et de générer ainsi une trésorerie qui faisait cruellement défaut. Au fur et à mesure que le pinot noir est devenu plus rémunérateur, les vignes de sauvignon blanc ont été arrachées : elles étaient bien moins rentables que le pinot noir qui lui, se vend facilement à des prix élevés.
Malheureusement, les quelques parcelles de sauvignon blanc qui existent encore aujourd’hui ne sont pas reconnues à leur juste valeur, bien qu’elles donnent des vins d’une qualité comparable à ceux des meilleurs Sancerre et Pouilly Fumé. La renaissance du sauvignon est impulsée par une poignée de vignerons dans la Willamette Valley qui ont recours aux mêmes pratiques culturales intenses que pour le pinot noir (effeuillage, ébourgeonnage, diminution des rendements…) dans le but de favoriser la maturation et la concentration, à l’image des crus qualitatifs du Val de Loire. Ces nouveaux vins se vendent à des prix élevés, encourageant ainsi de nouvelles plantations. Une deuxième enclave de sauvignon est en train d’émerger dans les régions plus chaudes et plus sèches de l’Oregon du Sud. Ici, les vins rappellent davantage le style californien « Fumé », plus mûr et plus ample.
Tout en étant plus au nord et, logiquement plus fraîches, les régions situées à l’intérieur des terres de Washington sont en réalité plus sèches et plus chaudes que celles de l’Oregon. On y privilégie le cabernet, la syrah et le merlot au détriment du pinot noir. Dans cet Etat, la chaîne des Cascades fait barrage aux pluies provenant de l’Océan pacifique, formant ainsi un désert à haute altitude. L’altitude se conjugue à la situation septentrionale du vignoble pour donner des nuits fraîches qui constrastent avec une période végétative sèche et ensoleillée qui est sans fin. Cette influence climatique, à laquelle s’ajoutent des sols graveleux profonds et peu fertiles et une irrigation abondante, donne des profils de sauvignon semblables à ceux de l’Ile du Nord de la Nouvelle-Zélande. Un ensoleillement intense, les températures diurnes et l’irrigation se conjuguent pour faire ressortir des arômes fruités vifs, des notes épicées et herbacées et une acidité naturelle élevée. L’arrière-saison clémente et ensoleillée dans l’extrême Nord, cependant, représente un facteur de différenciation clé car elle apporte un certain raffinement introuvable ailleurs. En revanche, l’assemblage avec un pourcentage de sémillon – à l’image de Bordeaux – se rencontre dans les deux régions.
La Yakima Valley et ses différentes sous-régions ont tendance à produire des quantités importantes de vins bien faits, destinés à une consommation de tous les jours, tandis que Walla Walla s’oriente plutôt vers une production à plus petite échelle, de vins plus qualitatifs et artisanaux.
Le sauvignon américain se consomme essentiellement sur place, son positionnement prix relativement élevé freinant les exportations. A bien des égards, son succès national explique l’énigme qui l’entoure, encore aujourd’hui, au sein de l’univers des sauvignon du monde.