La libéralisation économique a impulsé le développement du sauvignon
À l’heure actuelle, le Sauvignon blanc est le deuxième cépage le plus planté au Chili. Toutefois, cette situation est récente. L’engouement pour ce cépage au cours des dernières années est dû à une mutation du secteur vitivinicole chilien en faveur des marchés internationaux, et au détriment du marché national. Cependant, quel est l’impact du développement de cette vocation exportatrice sur les concepts de production du sauvignon blanc et comment cette mutation a-t-elle affecté et affecte-t-elle encore les choix des terroirs les plus adaptés à ce cépage ? Telles sont les questions auxquelles Philippo Pszczolkowski, œnologue et chercheur auprès de l’Université catholique du Chili, apporte des réponses.
Le sauvignon blanc a été introduit au Chili au cours du XXème siècle. En 1830, Claudio Gay et plus tard en 1854, Silvestre Ochagavía, ont importé des cépages français, parmi lesquels le sauvignon blanc et bien d’autres cépages, comme le sauvignon gris et le sauvignon vert ou sauvignonasse. Cette introduction de nouveaux cépages a eu pour conséquence la lente substitution, par les nouveaux cépages français, des anciens cépages espagnols plantés pendant la Conquête ou issus des métissages qui ont eu lieu au cours des 500 ans d’histoire de la viticulture en Amérique Latine. D’autres implantations auront lieu à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, une période pendant laquelle seront introduits différents clones de sauvignon blanc.
Une réglementation fluctuante
Entre 1940 et 1974, différentes législations vitivinicoles chiliennes ont interdit la plantation et la replantation de vignes, entraînant une stagnation des surfaces plantées aux alentours de 107 000 hectares. La production était exclusivement réservée au marché intérieur. Ces dispositions législatives ont été abrogées en 1974, conformément à une conception libérale de l’économie mise en place par la dictature militaire (1973-1990) ; cette libéralisation accompagne une ouverture sur les marchés extérieurs. Ainsi, en 1982-1983, ces politiques économiques se traduisent dans le secteur vitivinicole par d’importantes augmentations de la production. Cette tendance coïncide avec une importante diminution de la consommation interne, ce qui provoque l’effondrement des prix du raisin sur le plan national et une des crises les plus sévères ayant affecté le secteur vitivinicole au Chili (Hernández et Pszczólkowski, 1986). A cette époque, le secteur vitivinicole chilien était focalisé sur le marché national et ne disposait pas d’infrastructures ni d’investissements suffisants pour remplir les conditions exigées par les marchés internationaux, à la différence par exemple du secteur maraîcher. Par conséquent, le secteur connaît une forte baisse des surfaces plantées en vignes, qui s’établissent en 1994 à seulement 53 093 ha.
Développement d’une vocation exportatrice
Pour faire face à la crise vitivinicole des années 80 (Hernández et Pszczólkowski, 1986), et dans le but d’adapter le secteur aux politiques de libéralisation et faire face à l’ouverture économique du pays, le secteur vitivinicole subit une mutation profonde. A titre d’exemple, au niveau foncier, les grands domaines familiaux traditionnels se voient remplacés par des sociétés anonymes, dont certaines appartiennent à des capitaux ou des groupes étrangers. Cette évolution se traduit par des investissements dans les infrastructures de production et donne une impulsion importante à la modernisation du secteur, lui permettant de se tourner vers les marchés extérieurs. De plus, à partir des années 90, le Chili signe des traités et des accords commerciaux avec le Canada, le Mexique, les États-Unis, le Mercosur, et plus significatif encore, avec l’Union Européenne en 2001 ; d’autres accords seront ensuite signés avec la Chine et le Japon, entre autres, accélérant la modernisation du secteur. Un nombre important de PME voit le jour. C’est ainsi que le secteur vitivinicole chilien se concentre sur les marchés d’exportation du vin et augmente ainsi considérablement la taille de son marché. Logiquement, les superficies plantées en vignes suivent cette évolution.
La lente évolution du Sauvignon blanc
Dans le cas particulier du sauvignon blanc, en 1978 ce cépage n’occupe que 3,5 % de la surface totale du vignoble avec 3 300 ha, situés essentiellement dans la vallée du Maule. Cependant, ces chiffres sont peu significatifs car, à l’époque, le sauvignon vert (Friulano ou sauvignonasse) était également connu sous le nom de sauvignon. Ces chiffres incluent également de petites superficies de sauvignon gris. Au début des années 90, alors que le Chili se transforme en un pays exportateur de vins, les vins rouges issus du cabernet sauvignon ont la possibilité d’incorporer une petite proportion de sauvignon. En réalité, il s’agit principalement de sauvignon vert vinifié de façon peu exigeante avec de petites quantités de cépages aromatiques comme le torontel (synonyme : torrontes riojano) ou le muscat d’Alexandrie (que l’on appelle aussi italia au Chili). En 1994, la surface officielle du sauvignon blanc augmente pour atteindre 5 981 ha et représenter 11,3 % de la surface totale du vignoble. En 1997, avec 6 576 ha, et en 2001 avec 6 673 ha, ses superficies restent en-deçà du taux de croissance du vignoble, et sa part passe de 10,3 % à 6,2 % des superficies totales sur la période.
Des clones américains
Avant la crise vitivinicole, alors qu’il n’existait au Chili que quelques vignobles de sauvignon blanc et de sauvignon gris, l’extrême sensibilité de ce cépage à la pourriture grise incite les producteurs à planter plutôt du sauvignon vert, un cépage au caractère plus rustique, qui résiste bien aux nématodes et aux maladies et épidémies du sol. Au cours des années 90, des entreprises comme Miguel Torres commencent à introduire des clones de sauvignon blanc qui viennent principalement de Californie ; cela explique le nom erroné parfois donné à ce cépage au Chili : le sauvignon américain. C’est l’époque où l’on commence à différencier clairement et précisément les vins à base de sauvignon vert, sauvignon blanc ou sauvignon gris.
Le succès remporté à l’export – notamment au Royaume-Uni – par les sauvignons blancs chiliens, et la volonté d’offrir toujours plus de diversité aux consommateurs, renforcent l’intérêt pour ce cépage dans des zones propices à sa culture comme les vallées côtières de Casablanca et de Leyda, ou les régions du sud et de l’Araucanie. La superficie totale atteint 13 392 ha, soit 11,1 % de la surface totale. Au Chili, en 2012, les superficies de sauvignon gris et de sauvignon vert atteignent respectivement 144 et 820 ha, répartis à 56 % et 96 % dans la région du Maule. Dans le cas du sauvignon vert, sa superficie atteint 0,7 % de la superficie totale, et on note des tentatives pour exporter des vins à base de ce seul cépage et sous son nom.
Les différents terroirs
Parmi les facteurs qui définissent l’écosystème vitivinicole – le sol, le climat, les cépages et le facteur humain (Fregoni, 2005) – la conception chilienne privilégie le climat, à l’instar d’autres pays du Nouveau Monde. En effet, les sols chiliens ont un âge géologique très jeune, à l’exception de ceux de la cordillère côtière, où le climat méditerranéen rend l’irrigation des vignes nécessaire pendant l’été. À l’échelle du temps géologique, au début du Chili tel que nous le connaissons aujourd’hui, il n’existait que la cordillère côtière baignée à l’est et à l’ouest par l’océan. La subduction des plaques tectoniques a lentement formé à l’est de celle-ci, la cordillère des Andes. Plus tard, ces mêmes mouvements telluriques provoqueront l’effondrement de vastes zones situées entre la cordillère côtière et la cordillère des Andes, ce qui donnera naissance à la dépression centrale.
Un climat particulier
À cela s’ajoute le phénomène climatique d’El Niño, qui provoque de fortes chutes de neige et des pluies diluviennes sur la cordillère des Andes. Ces conditions créent des alluvions qui, petit à petit, remplissent la dépression centrale et nivèlent ses sols, à l’exception de quelques pics transformés en tertres. Ainsi, les sols les plus anciens du Chili sont les sols granitiques de la cordillère côtière, puis les collines des Andes et son cordon montagneux transversal, et les pics de la plaine. Les sols les plus jeunes correspondent aux remplissages alluviaux de la vallée centrale. Dans le cas du sauvignon blanc, mais aussi d’une majorité de sauvignons gris, d’importantes plantations se trouvent sur les sols de la cordillère côtière proches de l’océan Pacifique (vallée de Casablanca et de Leyda) ; inversement, les plantations de sauvignon vert se concentrent sur les sols de la dépression centrale (sous-régions vitivinicoles de Rapel et du Maule), où l’on trouve également une grande concentration d’autres vignobles chiliens.
La quête de fraîcheur
Le sauvignon blanc est planté dans des secteurs au climat côtier frais et sous influence océanique, comme c’est le cas des vallées de Casablanca, de Leyda, de San Antonio, et de la vallée Limarí ; c’est également le cas pour le sauvignon gris, mais pas pour le sauvignon vert. De nos jours, le sauvignon est planté dans les régions comprises entre la cordillère des Andes (la zone viticole de Cachapoal et celle de Colchagua et la sous-région vitivinicole du Maule comme Molina, San Rafael et Colbún) et les localités au climat méditerranéen humide située dans les régions vitivinicoles du Sud et australes. Dans ces régions, les vins accentuent leur caractère organoleptique, qui se caractérise par une forte expression aromatique, de la fraîcheur en bouche due à une acidité élevée et un pH bas ; les vins y expriment aussi des notes minérales.
Impact de la chaleur
Si on cultive le sauvignon dans les climats plus chauds de la vallée centrale, ces caractéristiques – conséquences d’un climat plus frais – ont tendance à s’estomper, et la capacité d’élevage de ces vins tend, quant à elle, à diminuer.
Dans le cas du sauvignon vert, sa plus grande tolérance à des températures plus élevées lui permet de développer une bonne expression aromatique dans les conditions de la vallée centrale où se concentrent les plantations. Néanmoins, son expression augmente en intensité et en finesse dans des localités où les températures sont plus basses. Parallèlement à cela, on note le même rapport avec la capacité d’élevage. Le sauvignon vert est plus corpulent que le sauvignon blanc, et il est donc intéressant de l’utiliser en assemblage, dans une proportion maximale de 15 %, tel que l’autorise la législation chilienne (SAG). Cette pratique apporte des notes de miel lors du vieillissement.
Une diversification intéressante
Cette description des caractéristiques du sauvignon blanc n’a pas pour but pas d’écarter le sauvignon vert. En effet, celui-ci peut être utilisé seul ou en assemblage et il existe même des tentatives commerciales visant à exporter des vins de sauvignon vert sous son nom. Par conséquent, le sauvignon vert enrichit et diversifie le concept de sauvignon au Chili ; il en est de même pour le sauvignon gris. Ces cépages donnent naissance à des vins différents puisqu’il s’agit de cépages différents. Les techniques modernes de vinification ont permis d’apprécier clairement leurs différences qualitatives et sensorielles, une diversité à mettre en avant auprès des consommateurs. Il existe différentes occasions de consommation pour apprécier, soit un sauvignon blanc, soit son frère le sauvignon gris, voire son cousin le sauvignon vert.
Reconnaissance internationale
Enfin, le sauvignon blanc chilien a bénéficié d’une forte reconnaissance internationale en 2013 (Brethauer, 2013), notamment à travers le Concours Mondial du Sauvignon. Cette reconnaissance reflète les changements qui ont eu lieu dans le secteur visant une diversification des produits et des terroirs d’origine. Le sauvignon blanc permet d’accroître la réussite commerciale du Chili dans le monde – comme au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Irlande, en Hollande, au Canada et au Japon – et de faciliter les exportations. C’est ainsi que les stocks d’un millésime à l’autre s’élèvent pour le sauvignon à seulement 7,9 %, soit le taux le plus faible du Chili.